Debbie Klein (Leen Bakker) : « Les grands magasins sont un peu l’amour de ma vie »

Enfant, elle était pleine d’admiration pour les vendeuses du rayon parfumerie de Vroom & Dreesmann. Adulte, elle est elle-même entrée chez V&D, avant de rejoindre Karstadt. Mon amour des grands magasins est intact, nous confie Debbie Klein dans le cadre de notre série d’interviews ‘A Love for Department Stores’.

Palais du retail

Même s’il est vrai que le secteur des grands magasins connaît quelques turbulences, les établissements de luxe des grandes villes ont certainement de l’avenir à condition d’investir suffisamment dans l’expérience et le service, estime Debbie Klein. Même si elle a depuis quitté cet univers, elle continue de s’émerveiller devant ces magnifiques palais du retail à chacune de ses visites. Et elle apprécie toujours autant le contact humain en magasin : un beau compliment d’une vendeuse et vous voilà de bonne humeur pour la journée !

Comment et pourquoi avez-vous entamé votre carrière dans le secteur des grands magasins ?

Debbie Klein : « Ça m’est un peu tombé dessus. Après quatre ans chez Nike et quatre ans chez Adidas au service achats, j’ai quitté Manchester pour revenir m’installer aux Pays-Bas. Vendex KBB venait d’être racheté par le groupe d’investissement KKR et ils étaient à la recherche de jeunes managers. N’oublions pas que Vroom & Dreesmann était en ce temps-là surnommé ‘le ministère du retail’ ; c’était un bunker, une entreprise fermée abritant de sombres bureaux. L’enthousiasme n’a toutefois pas tardé à me gagner. J’avais vingt-neuf ans et j’étais responsable des accessoires de mode, un rayon générant de fortes marges, situé au rez-de-chaussée du magasin. C’était quelque chose : la première année, je me rendais chaque jour au travail la boule au ventre. Mais j’ai survécu, et j’ai même rencontré mon mari. »
« Lorsque V&D a été mis en vente pour la deuxième fois, j’ai senti que c’était fini pour moi. Je suis partie faire le tour du monde en famille et je me trouvais sur le Mount Hood en Nouvelle-Zélande quand j’ai reçu un coup de fil de Karstadt. Je me suis lancée et j’ai vécu une aventure magnifique. J’appréciais vraiment la volonté de changement qui habitait les membres de l’entreprise. En revanche, les voyages en Allemagne ont commencé à peser à ma famille et j’ai donc décidé de démissionner. Je suis devenue directrice générale de Beter Bed, puis de Leen Bakker. »

Gardez-vous des souvenirs d’enfance de vos premières visites aux grands magasins ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ? 

« J’avais dix ou onze ans et étais partie acheter un cadeau de fête des mères dans le plus grand Vroom & Dreesmann des Pays-Bas, le Hoog Catharijne à Utrecht. C’était impressionnant : l’entrée monumentale, les dames en uniforme qui vendaient des parfums… Elles avaient l’air d’hôtesses de l’air dans leur tailleur bleu foncé agrémenté d’un foulard bleu, rouge et blanc. Je continue d’ailleurs aujourd’hui de m’émerveiller devant les palais, les beaux édifices, les entrées somptueuses, les bonnes odeurs, l’élégance du personnel… J’aime l’ambiance qui règne dans ces lieux et je découvre volontiers de nouvelles marques. Je me sens toujours particulièrement inspirée lorsque je suis à la recherche de petits cadeaux. La parfumerie et les cosmétiques sont les rayons que j’associe le plus étroitement au monde des grands magasins. En vacances, nous rentrons dans tous les grands magasins que nous croisons. I’m a believer! Tout le monde a un avis à propos de V&D, mais c’est quand même dans cette entreprise que j’ai appris les ficelles du métier. Elle m’a en outre permis de rencontrer celui qui allait devenir mon mari, un responsable de magasin à Rotterdam. C’est aussi à cette époque que nous avons eu notre premier enfant. Le deuxième est arrivé quand je travaillais chez Karstadt. Les grands magasins sont donc un peu l’amour de ma vie. »

L’expérience

Quel est votre grand magasin préféré ?

« Selfridges à Londres est quand même assez époustouflant : le bâtiment, la ville de Londres… On y déniche de chouettes nouveautés à chaque visite. De superbes étalages, un bar à sourcils, des glaces exclusives au sous-sol… C’est toujours une fête. »

Que pensez-vous de Hudson’s Bay ?

« C’est un magasin magnifique. On n’a pas lésiné sur les moyens pour l’aménagement intérieur. Mais l’enseigne manque de notoriété. S’ils avaient racheté le nom V&D, ils seraient beaucoup mieux positionnés aujourd’hui. Tout le pays leur aurait été reconnaissant d’avoir sauvé l’entreprise. On est aussi en droit de s’interroger sur la pertinence locale de l’assortiment d’Hudson’s Bay. Il ne faut pas oublier que l’exploitation d’un grand magasin est extrêmement coûteuse : le loyer, le personnel… C’est loin d’être évident. Il y a pourtant une place à prendre sur le marché. Tout le monde connaît De Bijenkorf, mais son positionnement prix est très axé premium. Pour le reste, il n’y a personne sur le coup à part Zalando. Je suis donc curieuse de voir comment les choses vont évoluer. »

Les villes commerçantes aux Pays-Bas et en Belgique sont confrontées à un flagrant problème d’inoccupation commerciale. Que va-t-il donc advenir des grands magasins ?

« Les grands acteurs possédant un nombre restreint de filiales, comme De Bijenkorf, survivront, mais uniquement les bâtiments majestueux implantés dans des villes de premier plan leur offrant une vaste zone de chalandise. L’expérience reste un élément clé, à condition d’être épaulée par une solide proposition omnicanal. Que faire de ces superbes bâtiments sinon ? Dans certaines villes, les grands magasins accueillent des pop-ups, des start-ups et de jeunes créateurs. Ils préfigurent sans doute le grand magasin du futur. »

E-commerce

Quel est votre avis sur le marché allemand ?

« Ce pays est un peu plus conservateur sur le plan du retail, l’économie y est plus stable. Les grandes villes se modernisent à vive allure. Berlin, la capitale, est très cosmopolite. Il faut toutefois prendre garde de ne pas s’engager dans une démarche d’élagage à l’issue de laquelle ne reste qu’un seul survivant. Kaufhof ne se porte pas très bien paraît-il. L’impact de Zalando se fait sentir. »

Dans quelle mesure l’e-commerce représente-t-il une menace pour les grands magasins ?

« Nous avons tous du souci à nous faire. Le consommateur est de plus en plus gâté : assortiment ‘long tail’, livraison gratuite le jour même, multiples options de retour, recommandations par algorithmes… Et puis, face à l’agitation croissante des grandes villes, il est parfois plus pratique de se rendre dans des magasins plus petits, en dehors du centre. Cela étant dit, la dichotomie en ligne/hors ligne est dépassée. Internet peut aussi s’avérer un puissant relais de croissance pour les grands magasins. C’est un merveilleux moyen pour les clients de parcourir l’offre et de se laisser inspirer avant d’opter pour un achat en magasin ou en ligne. Les médias sociaux et numériques en général constituent également un excellent moyen de toucher les clients et de créer de la notoriété autour de la marque. »

Mission de conseil

Existe-t-il une recette à succès pour l’exploitation des grands magasins ?

« L’idéal est de combiner gastronomie, inspiration, expérience et service hors pair. Le one-stop shopping est un atout ; toutes les marques préférées du client sont réunies sous un même toit. Tout l’art consiste à rationaliser l’assortiment, à opérer les bons choix pour le client et à utiliser judicieusement l’espace en sous-traitant certains pans de l’offre à des spécialistes. Je pense aussi que nous devons revenir au bon vieux temps, lorsque les magasins organisaient de véritables ‘démonstrations commerciales’. C’était tout de même l’essence même du grand magasin, vous ne trouvez pas ? Ce mariage d’innovation, d’ateliers pratiques et d’interactions humaines… C’est là que réside le principal atout des retailers. La convenience a ses bons côtés, mais Internet ne remplacera jamais le contact humain avec une vendeuse qui vous complimente sur votre apparence. Je pense donc qu’on va assister à un mouvement contraire. Nous devons davantage miser sur cette mission de conseil. Mais ce n’est pas évident. Les collaborateurs ne sont pas des machines. Vous pouvez les former aussi bien que possible, en définitive, tout est une question d’alchimie. Que faire si le client est là, disposé à dépenser de l’argent, et se retrouve face à une vendeuse de mauvais poil ce jour-là ? »

Beaucoup de magasins ne sont-ils pas devenus ennuyeux ? N’ont-ils pas trop peu investi dans l’avenir ?

« C’est un problème inextricable. Les marges s’amenuisent à cause de la concurrence des acteurs en ligne qui se sont lancés dans une course à l’abîme. Ceux qui souhaitent investir dans l’avenir de leur magasin peuvent donc se préparer à d’intéressantes discussions. Faut-il dès lors tout réinvestir dans l’avenir de votre marque ? C’est un dialogue interne que chaque entreprise va devoir mener. Les changements cosmétiques ne suffisent pas. Les magasins incroyablement inspirants de Burberry montrent heureusement qu’il y a de l’espoir. »

À propos du projet

Avec la série d’interviews ‘A Love for Department Stores’  (Un amour pour les grands magasins), l’expert Erik Van Heuven et le journaliste Stefan Van Rompaey (RetailDetail) explorent le monde des grands magasins. Des discussions avec des investisseurs et des gestionnaires internationaux identifieront les défis et les opportunités pour ce secteur de détail. À l’ère numérique, les grands magasins ne sont en aucun cas un vestige du passé, mais l’exemple par excellence de la dimension ludique du retail. Les interviews apparaîtront sur les sites RetailDetail dans les mois à venir, dans RetailDetail Magazine, et aboutiront à un livre sur l’histoire et l’avenir des grands magasins en Europe.
En tant qu’ancien dirigeant de Galeria Inno et de Karstadt, entre autres, Erik Van Heuven connaît parfaitement le secteur. En tant que rédacteur en chef de StoreCheck et de RetailDetail, Stefan Van Rompaey suit les développements dans le secteur du commerce de détail depuis des décennies.

Erik Van Heuven