Pour renouer avec le succès, les grands magasins doivent opérer un retour aux sources et miser sur de vastes magasins amiraux qui surprennent le shopper par leur assortiment inégalé, un service irréprochable et une expérience hors du commun. « Les grands magasins ne peuvent pas faire dans la demi-mesure. »
Maarten de Groot van Embden a été pendant 26 ans secrétaire général et directeur général de l’IADS, l’International Association of Department Stores. La plus ancienne association de grands magasins compte des membres dans 25 pays et favorise les échanges d’expériences. « Comme ce ne sont pas des concurrents directs, ils peuvent s’exprimer plus librement. » Avec un tel pedigree, autant dire que notre interlocuteur dispose d’un réseau professionnel étendu et d’une expérience unique du secteur des grands magasins à l’échelle mondiale. Il est donc idéalement placé pour nous apporter son éclairage sur les tendances et évolutions à l’œuvre dans ce secteur en mouvement.
Transport et tourisme
« Les grands magasins ont été la première forme organisée du retail. Ils ont vu le jour à la moitié du 19e siècle en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis… Leur taille était plutôt modeste par rapport aux normes actuelles, environ 2 000 mètres carrés, mais leur superficie s’est rapidement étendue à mesure que s’ajoutaient de nouvelles catégories de produits. »
L’identité du tout premier grand magasin fait débat. Il pourrait s’agir d’A.T. Stewart, ouvert à Broadway (New York) en 1848. Ce magasin était surnommé ‘le palais de marbre’. Bainbridge’s a ouvert ses portes à Newcastle en Grande-Bretagne en 1849. Le Bon Marché parisien date de 1852. Dès les origines, la grandeur architecturale constitue l’une des principales caractéristiques des grands magasins. Cela est lié aux évolutions industrielles qui marquent cette époque. L’électricité et l’escalator font leur apparition. Les nouvelles constructions en acier permettent de réaliser des bâtiments de plus grande envergure. En 1891, un grand magasin de cinq étages baptisé ‘Palacio de Hierro’, littéralement ‘le palais d’acier’, est inauguré à Mexico. Ces grands magasins étaient souvent implantés à proximité des gares ferroviaires. « Le transport est toujours un facteur important de nos jours. Je crois par exemple beaucoup au potentiel des shopping malls dans les aéroports. Le tourisme est et reste une importante source de revenus pour les grands magasins. Les Galeries Lafayette réalisent 60 % de leur chiffre d’affaires grâce aux shoppers étrangers. »
Identité nationale
« On observe actuellement de grandes différences au niveau du positionnement des grands magasins dans le monde. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, le positionnement est plutôt haut de gamme : c’est notamment le cas du Bon Marché ou de Selfridges. Mais ce n’est certainement pas la seule option. Dans certains pays d’Asie et d’Amérique du Sud, les grands magasins pratiquent des prix plus bas et se veulent plus accessibles. C’était d’ailleurs aussi le cas en Europe au début : les premiers acteurs britanniques et français étaient aussi plus abordables. Grâce à leur grandeur d’échelle, ils étaient en mesure d’acheter en masse et de revendre les produits à des prix plus avantageux. Le même processus est aujourd’hui à l’œuvre dans les économies émergentes. »
Dans des pays comme l’Inde, les Philippines ou la Chine, on voit fleurir de grands magasins de plus en plus vastes, d’une superficie de plus de 100 000 mètres carrés, qui combinent produits et services. Certains abritent même une église. « Les situations diffèrent fortement en fonction des régions du monde. Un grand magasin a toujours une identité nationale, ce qui rend le concept difficile à exporter ou à internationaliser. »
Identité unique
Que ce soit aux États-Unis ou ailleurs, les temps sont durs pour certains grands magasins. Macy’s, Lord & Taylor et JCPenney ont par exemple été contraints de fermer ou de revendre un grand nombre de filiales. Que s’est-il passé ? « Ils ont trop misé sur l’expansion dans le but d’augmenter leur chiffre d’affaires. Mais en fin de compte, ce sont les bénéfices qui comptent. Ils ont ouvert trop de magasins dans de petites villes, sur des superficies trop réduites. Ils ont commencé à se cannibaliser les uns les autres et ont perdu leur identité unique. Le problème, c’est que les grands magasins ne peuvent pas faire dans la demi-mesure. Comme on dit, l’individu moyen a un testicule et un sein… »
Le secteur est en proie à une vive concurrence, tant des ‘category killers’ bon marché que du commerce en ligne. Les grands magasins se voient dès lors contraints de rétrécir leur offre et de relever leur positionnement. Les marques de luxe ajoutent elles aussi à la pression… En Europe, ces retailers se battent pour conserver leur part de marché. « Sur les marchés émergents, la stratégie est au contraire d’occuper le marché le plus rapidement possible. On observe notamment une vague de nouvelles ouvertures en Chine. Ces magasins montent peu à peu en gamme et seuls quelques-uns survivront. »
Fonction sociale
Quelles premières impressions Maarten retient-il des grands magasins ? Quels souvenirs d’enfance en garde-t-il ? « Je me souviens que nous allions acheter des vêtements au Printemps à Versailles. J’étais très impressionné par la grandeur des lieux. Plus tard, je me suis aussi souvent émerveillé devant les incroyables vitrines de Noël du Printemps Hausmann, près de la Gare Saint-Lazare. Selon moi, Le Printemps a toujours les plus beaux étalages de Paris. Aux alentours de mes 18 ans, j’ai séjourné à Manchester et j’y ai découvert Lewis’s. Le dernier étage abritait une gigantesque salle de bal avec une piste de danse, où l’on pouvait danser et prendre le thé. Les grands magasins ont toujours rempli une fonction sociale. »
Notre interlocuteur a bien du mal à choisir un favori parmi tous ces grands magasins si différents. « Selfridges reste exceptionnel par sa créativité et sa capacité d’innovation. John Lewis est le meilleur en ligne, tandis que Kaufhof se distingue par sa logistique performante. Les Galeries Lafayette réalisent le plus gros chiffre d’affaires avec un seul magasin : plus de 1,4 milliard d’euros. J’admire aussi El Corte Inglés pour l’étendue de son assortiment ; ils vendent vraiment de tout. Le suisse Globus est très fort sur le plan du merchandising visuel. Aux États-Unis, Nordstrom s’est recentré sur les articles ménagers et la décoration et ça lui réussit. Parmi les grands magasins plus récents, SKP à Pékin sort du lot. Falabella, le plus grand magasin d’Amérique du Sud, a démarré ses activités au Chili et les a ensuite étendues à l’Argentine, au Pérou et à la Colombie. Chez SM aux Philippines, il y a au moins dix personnes à chaque caisse. En Inde, Landmark est un acteur à tenir à l’œil… »
Facteurs de succès
« De manière générale, on peut dire qu’un grand magasin ne répond pas aux normes ordinaires, c’est un lieu ‘bigger than life’. Tout y est question d’identité, de passion, d’émotion et d’empathie. Pour diriger un grand magasin, il faut être doté d’une personnalité à part. Ne demandez pas au CEO d’un hypermarché de gérer un grand magasin, car la logique financière n’est ici pas d’application. Il faut nourrir une réelle passion pour la vente. Car au fond, vous vendez des produits dont les gens n’ont pas vraiment besoin. La passion pour le client est primordiale. »
Les grands magasins ne doivent donc pas tenter de se battre sur le terrain des prix. « Il est en effet toujours possible de trouver moins cher ailleurs. Certains – comme Kaufhof – ont testé cette stratégie, sans succès. » En définitive, les grands magasins font la différence grâce à leur offre, estime Maarten de Groot van Embden. C’est comme ça depuis les tout débuts. « Les premiers grands magasins surprenaient leurs clients au moyen de produits inconnus, qui venaient de loin. C’est toujours le cas aujourd’hui. Il faut vendre de la nouveauté, des articles que les autres ne proposent pas. Il faut rester constamment à l’affût afin de dénicher de nouveaux produits. Trop de retailers vendent les mêmes marques. »
Un deuxième facteur de succès tient dans le service et l’expérience client. « Il faut créer une ambiance particulière afin d’enthousiasmer les gens. Le grand magasin est un théâtre dont les vendeurs sont les acteurs. » Dernier prérequis : une exécution irréprochable. « Le retail est une affaire de détail. Un grand magasin est une entreprise complexe qui vend pas moins de trois millions de références couvrant une multitude de catégories dans un bâtiment monumental. Gérer une telle entreprise, c’est un peu comme résoudre le Rubik’s Cube. »
Opportunités en ligne
L’e-commerce représente-t-il une menace pour le secteur ? « Face à l’internationalisation et à la digitalisation du commerce, le retail risque de devenir une industrie à faible marge. Les frontières entre les différents formats s’estompent, chacun vend de tout et la concurrence est mondiale. La question est de savoir si les grands magasins peuvent continuer à se démarquer sachant que leur large assortiment est désormais aussi disponible en ligne. » Mais l’e-commerce peut aussi devenir un atout. Certains acteurs réalisent jusqu’à 30 % de leur chiffre d’affaires en ligne. En leur temps, les pionniers ont fait la même chose grâce à la vente par correspondance. « Il s’agit finalement un peu du même phénomène. Sears a fait ses débuts aux États-Unis avec un catalogue avant d’ouvrir des magasins, à l’image d’Amazon qui ouvre des magasins physiques. Étrangement, les sociétés de vente par correspondance traditionnelles n’ont pas réussi leur reconversion en tant que plates-formes en ligne. Les entreprises ont apparemment plus de mal à se réinventer. »
Y a-t-il des grands magasins qui font malgré tout de bonnes affaires en ligne ? « Le pourcentage des transactions en ligne est le plus élevé au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Corée du Sud et au Chili. Debenhams et John Lewis tirent notamment leur épingle du jeu, tout comme Neiman Marcus, qui a bel et bien réussi la transition de la vente par correspondance vers l’e-commerce. Le problème est que la vente en ligne nécessite de lourds investissements et que le déplacement du chiffre d’affaires hypothèque la rentabilité des magasins physiques. Les deux canaux doivent se renforcer mutuellement. Le concept de ‘pick up store’ est à ce titre prometteur. Tout cela implique aussi que les grands magasins vont devoir abandonner l’indicateur clé historique de ‘chiffre d’affaires par mètre carré’ au profit du bénéfice net par client. »
Retour aux sources
Que réserve l’avenir ? « Depuis la fin des années septante, la part de marché des grands magasins ne cesse de diminuer. Du moins sur les marchés développés, car ailleurs la croissance est toujours d’actualité. Nous observons une concentration croissante dans le secteur. Les holdings asiatiques investissent désormais aussi en Europe. » De nombreux groupes de grands magasins ont trop lourdement investi dans leur expansion et doivent aujourd’hui revenir à une échelle plus réaliste, estime Maarten. « Selfridges compte encore quatre magasins, Le Bon Marché un seul. Le succès des Galeries Lafayette est surtout parisien. Les grands magasins doivent revenir à leur concept original : des flagship stores moins nombreux mais plus spacieux, situés dans les principales métropoles. La fusion entre Kaufhof et Karstadt va également déboucher sur un nombre restreint de magasins de plus grande qualité, et sur une diminution de la concurrence. Je pense qu’il faut continuer sur cette voie dans les dix à quinze prochaines années. Au bout du compte, la différence entre ‘ordinaire’ et ‘extraordinaire’ est assez ténue… »
Erik Van Heuven et Stefan Van Rompaey
– photo: retailDetail –
Le grand magasin est un théâtre dont les vendeurs sont les acteurs