Les grands magasins n’ont pas de raison d’avoir peur du numérique ; au contraire, ils feraient mieux de l’accueillir à bras ouverts. Il importe toutefois de ne pas perdre les priorités de vue : luxe, émotion, divertissement et service doivent l’emporter sur le prix.
Le grand magasin Illum marque le cœur commerçant de Copenhague de son empreinte depuis 1891. Il y a quatre ans, la fringante vieille dame de 127 ans est tombée dans l’escarcelle du holding Central Group, qui est également propriétaire du grand magasin de luxe italien La Rinascente et détient une participation dans le groupe KaDeWe. Illum travaille actuellement sur son repositionnement stratégique, une opération qui s’accompagne d’un lifting en profondeur et de gros investissements.
« Nous sommes environ à mi-parcours même si, dans un grand magasin, les innovations sont une histoire sans fin », déclare la CEO Jeanette Aaen avec enthousiasme. Quoi qu’il en soit, l’orientation choisie est claire. « Avant de rejoindre Illum, j’ai travaillé pour Magasin du Nord. Ce grand magasin a une stratégie et un positionnement totalement différents : plus accessible, segment milieu de gamme, prix plus bas, marques maison… Illum opte en revanche résolument pour le grand luxe. »
Besoins émotionnels
On en veut pour preuve la présence de marques aussi prestigieuses que Prada, Valentino, Chloé, Céline, Rolex, Tiffany’s… Le department store souhaite en outre offrir une expérience extraordinaire à ses visiteurs, notamment à l’‘Illum Rooftop’ au dernier étage, avec ses restaurants et bars surplombés d’une magnifique verrière. Le sous-sol abrite quant à lui l’espace tendance ‘Illum Underground’, proposant de la street food dans un cadre urbain branché. Chaque étage a son look propre et baigne dans une ambiance différente. Le magasin est une attraction géante. Il a d’ailleurs été désigné par le magazine de voyage Travel and Leisure comme l’un des grands magasins les plus spectaculaires au monde. Le bâtiment proprement dit comporte une partie plus ancienne dominée par le marbre, alors que la partie plus récente datant des années septante affiche un style scandinave plus épuré. L’ensemble a été conçu par quelques-uns des meilleurs architectes du monde.
« L’aménagement est en tout cas transparent et lisible. Nous avons créé une atmosphère calme, où les gens se sentent rapidement à l’aise. Mais nous veillons également à divertir nos clients. Nous nous préoccupons davantage de l’expérience que des produits. Les produits peuvent s’acheter n’importe où. Nous comblons des besoins émotionnels. Au fond, notre métier, c’est le show-business ! » Le pouvoir d’attraction d’un grand magasin résulte en fait de la combinaison d’un assortiment surprenant – une responsabilité dévolue au département des achats –, de services et de valeurs émotionnelles.
Achats de Noël
« J’ai les grands magasins dans le sang », plaisante Jeanette Aaen. « Mon pouls s’accélère dès que j’en franchis le seuil. Mon principal souvenir d’enfance est lié aux achats de Noël que je venais faire avec ma mère. C’était toujours un grand événement et j’étais très impressionnée par les immenses étalages joliment décorés, peuplés de lutins et du Père Noël bien sûr. Dans le cadre de ma licence en économie, j’ai effectué un stage au rayon accessoires de Salling. Rien de tel que le travail en magasin pour vous apprendre à gérer les contacts avec la clientèle. Par la suite, j’ai rejoint IC Companys, puis Magasin du Nord, où mon rôle de directrice m’a amenée à déployer une nouvelle stratégie à l’échelle des six magasins. Après un passage par un fonds d’investissement, je suis revenue à mes premières amours… »
« Mon grand magasin favori ? Illum, évidemment ! Mais j’ai aussi beaucoup d’admiration pour mes collègues. Le design du nouveau magasin La Rinascente à Rome est absolument fabuleux ! Barneys à New York a des étalages magnifiques, une décoration somptueuse, un intérieur excitant… Pour la mode, je vais chez Selfridges. J’adore les campagnes extravagantes des Galeries Lafayette, alors que Le Bon Marché me séduit par l’agencement de ses boutiques. Je trouve aussi que Saks Fifth Avenue établit de nouvelles normes par son approche. Par exemple, son impressionnant rayon de chaussures de luxe. Récemment, ils ont déménagé le rayon beauté au deuxième étage afin de transformer le rez-de-chaussée en vaste hall dédié aux accessoires et de proposer une expérience différente à leurs clients. Comme vous le voyez, je suis une vraie ‘nerd’ quand il s’agit des grands magasins… »
Adopter le numérique
Quel est le principal facteur de succès d’un grand magasin selon Jeanette ? « Pour moi, la priorité doit rester de divertir et de surprendre les clients. Il n’est pas possible de bâtir des relations sur base du produit et du prix. Le client papillonne dans ce cas d’un retailer à l’autre. Par contre, si vous lui offrez une expérience unique et de bons services, il vous reste fidèle. » Elle estime que sa plus importante décision a été d’adopter le numérique et de l’intégrer dans les opérations retail.
« Les outils numériques nous aident à offrir un meilleur service aux gens et à mener des actions plus ciblées. Nous avons digitalisé l’ensemble de notre chaîne de valeur. Le recrutement passe par exemple désormais aussi par Facebook. Nos collaborateurs disposent en outre d’une app qui les informe des événements à venir, des promotions, des produits les mieux vendus… Ils sont ainsi en mesure de se préparer de manière optimale à leur journée de travail. Les consommateurs bénéficient aussi des services numériques : ils peuvent par exemple réserver une conseillère beauté ou un personal shopper en ligne. De telles initiatives sont indispensables à notre survie… »
Le commerce en ligne n’est donc pas une menace pour les grands magasins. « Nous ne considérons pas le numérique comme un accessoire, mais plutôt comme un basique essentiel. J’ai installé un tableau de bord sur mon smartphone qui me permet de consulter tous les chiffres d’un simple coup d’œil : les ventes, le nombre de visiteurs sur le site Web, la conversion des e-mails… Les possibilités existent, autant les exploiter ! Il ne faut toutefois pas avoir peur des ‘pure players’ car eux n’ont pas les moyens d’offrir de l’expérience. »
« Un lieu de travail branché »
En tant que manager, Jeanette accorde une grande importance à une bonne gestion des employés de magasin. « Nous travaillons en fait avec deux types de collaborateurs : notre propre personnel et celui des concessionnaires. Mais nous les traitons de manière identique. Les shoppers ne voient pas non plus de différence. Nous consacrons beaucoup d’énergie à la création d’une expérience client passionnante. Le travail en magasin est exigeant, et ce n’est pas un métier très bien vu. Les collaborateurs s’attardent rarement. C’est donc un sacré défi de les former afin qu’ils puissent prodiguer un service irréprochable aux clients. L’âge moyen tourne autour de 25 ans. On peut dire que nous offrons un lieu de travail branché ! » Elle-même ne cache pas son enthousiasme : « C’est le plus beau métier du monde ! »
Illum fait partie d’un groupe de grands magasins, mais on ne peut toutefois pas parler de chaîne. Le propriétaire Central Group laisse chaque grand magasin libre de déployer sa stratégie locale. Il n’y a même pas de back-office commun. Chaque marché est différent. Le marché italien du luxe est très mature. La stratégie de La Rinascente ne fonctionnerait pas au Danemark. Il existe malgré tout des synergies, mais à un autre niveau, explique Jeanette : « Nous nous réunissons, nous échangeons des idées et nous négocions ensemble avec certaines marques. »
Dernière question : les grands magasins ont-ils un avenir ? « Absolument, à condition de ne pas mettre l’accent sur la vente de produits et de miser pleinement sur le divertissement, l’émotion et l’excitation. Nous nous trouvons ici en plein centre-ville, à deux pas des rues commerçantes et du marché. Nous ferons toujours partie du paysage. »
Erik Van Heuven et Stefan Van Rompaey
– photo: retailDetail –
Il n’est pas possible de bâtir des relations sur base du produit et du prix