Les immenses flagship stores continuent de se démarquer par l’expérience unique qu’ils procurent à leurs visiteurs et par leur ancrage local, témoigne l’ancien CEO de Kaufhof, Olivier Van den Bossche. Les grands magasins pourraient peut-être aussi assumer le rôle de hubs omnicanal à l’avenir.
Lorsque l’on veut dresser un état des lieux du secteur des grands magasins européens, le nom d’Olivier Van den Bossche a vite fait de s’imposer. Ce retail manager chevronné s’est forgé une solide expérience au fil des ans : au sein de la chaîne belge Galeria Inno, il est passé de la fonction de directeur de magasin à celle de directeur général, avant d’être nommé président du conseil d’administration au siège de Galeria Kaufhof à Cologne, et enfin CEO de Hudson’s Bay Company Europe. Il a donc vécu de près la période pour le moins turbulente que les grands magasins européens ont traversée. Olivier Van den Bossche occupe actuellement une fonction internationale prestigieuse en tant qu’operating partner chez le grossiste horeca Metro, tout en continuant de suivre avec la plus grande attention, mais à distance, les événements marquants dans le secteur des grands magasins. Après tout ce temps, son amour pour les grands magasins reste intact : « J’aime les grands magasins pour deux raisons. En termes de gestion opérationnelle, la direction d’un grand magasin équivaut à une master class sur le commerce de détail classique. Et puis, la plupart des grands magasins sont des entreprises emblématiques qui font partie du patrimoine historique de leur pays. »
Son préféré : Selfridges
Il prend toujours autant de plaisir à visiter les magasins, que ce soit à titre professionnel ou privé. « En fait, j’aime me balader dans tous les lieux de commerce. Qu’il s’agisse d’un marché en plein air à Sofia, des nouveaux concepts commerciaux en Asie ou en Amérique ou de l’exploration d’un espace virtuel sur les places de marché ou boutiques en ligne. Mais il n’y a rien de tel que de flâner dans un beau grand magasin. »
Il faut dire que Van den Bossche en a visité plein partout dans le monde, d’Ouest en Est et du Nord au Sud. « De tous, Selfridges reste mon préféré. La combinaison d’innovation, d’architecture, de marques et de service… est à mon avis sans égale, en tout cas en Europe. Le Bon Marché à Paris, Isetan à Tokyo, El Corte Inglès à Lisbonne et Hudson’s Bay à Toronto complètent mon top cinq. » Il n’a en revanche pas de département favori. « Ce qu’il y a de beau dans un grand magasin, c’est que chaque département y a sa place. Bien sûr, les parfums, les montres et les sacs à main constituent des catégories incontournables. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille négliger la bagagerie ou le textile de maison, encore moins sur l’autel de la rentabilité.
Des lieux emblématiques
« L’une des forces des grands magasins tient souvent à leur ancrage local », analyse-t-il. « Ils entretiennent des liens étroits avec la communauté locale, leur ville ou leur pays. Les grands magasins sont des lieux emblématiques au sein de la ville. Prenez l’histoire de Galeria Kaufhof en Allemagne, de de Bijenkorf aux Pays-Bas, de Stockmann en Finlande, du Palacio à Mexico ou d’El Corte Inglès en Espagne, et la liste est loin d’être exhaustive… Chaque grand magasin fait partie de l’histoire locale, c’est ce qui fait leur particularité. Si vous parvenez à conjuguer le caractère emblématique du lieu et sa riche histoire tout en instaurant un modèle omnicanal sans couture qui intègre univers en ligne et hors ligne, une place de marché et des apps, le tout couplé à un service irréprochable et à des innovations, vous disposez sans aucun doute d’une formule gagnante. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire… »
« Les investisseurs prônent l’internationalisation, mais cette stratégie porte rarement ses fruits. Après la reprise d’Inno par Kaufhof par exemple, le choix de la nouvelle dénomination a fait l’objet d’un long débat. On a finalement opté pour Galeria Inno, afin de ne pas perdre la forte notoriété de la marque Inno. Suite à la faillite de V&D aux Pays-Bas, HBC a choisi une approche résolument différente en mettant son nom et sa vision en avant. Mais le nom Hudson’s Bay n’a pas pris aux Pays-Bas. Le fait qu’ils se soient finalement retirés n’est pas une surprise. Les sites eux-mêmes n’étaient pas mauvais, mais sur le plan conceptuel et en termes d’expérience, ils étaient sérieusement en retard sur la concurrence, peut-être en raison d’une connaissance insuffisante du marché local. Les Pays-Bas sont un environnement hautement compétitif, où le commerce en ligne occupe déjà une place importante. C’est une chose triste pour les centre-villes néerlandaises en général. »
Culture d’entreprise forte
Sur le marché allemand, la fusion entre Karstadt et Kaufhof était selon lui probablement le seul moyen de sauver ces deux grands magasins. « Ça a été un bon choix, l’entreprise a été vendue au bon repreneur. L’entreprise fusionnée souhaite conserver autant de magasins que possible. Cela ne sera pas simple, car l’offre commerciale est surabondante dans bon nombre de villes. On observe également une tendance dans le secteur des grands magasins à se concentrer sur les flagship stores dans les grandes villes. Dans les villes de taille moyenne, le tableau est mitigé. Dans les villes plus modestes, la seule chance de survie d’un grand magasin est d’être le seul acteur en présence. Les grands magasins allemands du groupe fusionné ont pris le nom de Galeria Kaufhof Karstadt. C’est fort long, mais il s’agit évidemment de deux noms iconiques. On ne fait pas une croix sur 140 ans d’histoire comme ça. C’est justement cette histoire qui fait toute la beauté du secteur des grands magasins. »
Qu’en est-il des magasins belges de Galeria Inno ? On a appris récemment qu’Inno était l’une des divisions les plus rentables du groupe Kaufhof Karstadt. « La marque Inno jouit d’une forte notoriété locale, c’est une véritable institution dans le monde belge du retail. La mentalité est bonne et le personnel est fier de l’entreprise. C’est le seul survivant dans son secteur. Inno se distingue par l’étroite collaboration opérationnelle mise en place avec ses fournisseurs. Les collaborateurs des marques qui exploitent une concession dans les magasins font partie intégrante de la famille Inno. Dans les autres grands magasins, il s’agit souvent de deux mondes distincts. Les clients ne voient pas non plus de différence entre le personnel des concessionnaires et celui d’Inno. Les deux pans de l’organisation sont étroitement liés au niveau opérationnel. Cette culture d’entreprise forte porte ses fruits. »
Une balade au paradis
Comment ce haut dirigeant a-t-il fait connaissance avec le phénomène des grands magasins ? Quel moment l’a le plus marqué ? « J’avais dix ans lors de la Coupe du monde de football de 1986 et je me trouvais à Bruxelles avec mes parents. En ce temps-là, pénétrer dans l’antre de l’Inno de la rue Neuve revenait à se balader au paradis. Un magasin gigantesque, vendant des vêtements, des articles ménagers mais aussi des jouets à l’époque. C’était une expérience incroyable. Je n’oublierai jamais les escalators. Dix-huit ans plus tard, en 2004, je suis devenu le plus jeune directeur de l’histoire de ce magasin emblématique… »
Le début d’une brillante carrière. Quelle est la leçon la plus importante qu’il ait apprise ? « J’ai passé la majeure partie de ma vie professionnelle dans les grands magasins et, d’après mon expérience, il existe trois facteurs de succès essentiels : les gens, les gens et encore les gens. Premièrement, les collaborateurs. Le personnel propre figurant sur la liste de paie, ou celui des concessionnaires, peu importe : ce sont eux qui font la différence en magasin. Les marques sont plus ou moins identiques partout dans le monde, mais les gens sont uniques. Deuxièmement, les clients. De nombreux retailers se prétendent orientés client, mais la réalité est parfois tout autre. Encourager le développement des collaborateurs, améliorer constamment le niveau de service et tout faire pour transformer le client en ambassadeur de votre magasin, tel est l’objectif ultime. Et enfin, les actionnaires. Ces derniers ont une importance cruciale pour l’entreprise. Que ce soit chez Kaufhof/Metro ou chez HBC, j’ai eu la chance de collaborer avec des actionnaires qui m’accordaient leur confiance et me donnaient les moyens financiers d’optimiser l’entreprise et de créer une signature claire. »
Le travail d’équipe est essentiel. « L’évolution positive que nous avons réussi à réaliser chez Galeria Inno entre 2007 et 2014 n’a pas été le résultat d’une idée unique, mais d’un mélange de dur labeur, de passion et d’un fort esprit d’équipe. » C’est d’ailleurs le conseil qu’Olivier Van den Bossche souhaite prodiguer à ceux qui veulent faire carrière dans le secteur des grands magasins : « C’est un métier qui demande de la passion. Si vous aimez ce que vous faites, vous ne vous lasserez jamais. L’envie d’offrir un service toujours meilleur au client est essentielle. Tout comme la confiance mutuelle. Il faut travailler avec, mais aussi pour vos collègues. Mon conseil aux managers de grand magasin est le suivant : si vous voulez que l’on apprécie votre leadership à chaque instant, devenez vendeur de glaces. Le secteur peut parfois être difficile. »
Solution du dernier kilomètre
Notre interlocuteur convient néanmoins que l’avenir du secteur n’est pas totalement sans nuage. « Cela fait plus de deux ans que je ne suis plus actif dans ce domaine, mais lorsqu’on voit à quelle vitesse la digitalisation, le commerce en ligne ou l’omnicanal progressent, je dois bien reconnaître avec le recul que nous n’avons pas été assez prompts à réagir », conclut-il. Car si une menace plane sur l’avenir des grands magasins, c’est bien la digitalisation : « Le plus grand magasin du monde se cache sans aucun doute dans un petit appareil dénommé smartphone. Il n’y a qu’à voir le nombre de grands magasins physiques qui ont fermé leurs portes en Amérique du Nord ces dernières années… »
Internet et le shopping en ligne peuvent-ils jouer un rôle positif dans les grands magasins ? Peut-être faut-il retourner la question, suggère Olivier Van den Bossche : « Quel rôle les grands magasins peuvent-ils tenir vis-à-vis du shopping en ligne et d’Internet ? Il va de soi que le comportement de nos clients a radicalement changé ces dix dernières années. Nous avons désormais accès à tout ce que nous voulons, où et quand nous le souhaitons. Les livraisons en métropole n’ont jamais été aussi rapides. Le chinois Hema livre dans les trente minutes à Shanghai et, à Manhattan, la livraison dans les deux heures est désormais la norme. Ceci n’est possible qu’à condition de disposer d’un réseau dense de magasins dans les grandes villes. Le rôle des grands magasins s’en trouve élargi : l’une des voies de salut est peut-être de les transformer en hubs omnicanal où les clients pourraient venir chercher leurs commandes. C’est notamment la solution choisie par John Lewis au Royaume-Uni, où la part du commerce en ligne est plus élevée et le click & collect davantage entré dans les mœurs. C’est l’une des options permettant de gérer le dernier kilomètre. Le marché conclu entre Karstadt et Zalando lui semble judicieux en ce sens qu’il réunit des places de marché physique et virtuelle. C’est également le cas de la collaboration entre Delhaize et bol.com en Belgique, ou encore du partenariat Amazon-Whole Foods aux États-Unis. »
Le tourisme comme moteur
Dernière question : le secteur des grands magasins a une magnifique histoire derrière lui, mais a-t-il encore un avenir ? Olivier Van den Bossche reste-t-il optimiste envers et contre tout ? Visiblement, oui. Selon lui, les grands flagship stores continuent d’offrir une expérience incomparable : « Selfridges, La Rinascente, de Bijenkorf… Reconnaissez qu’il s’agit de lieux absolument uniques. Le tourisme est un important moteur. Dans beaucoup de villes, le grand magasin local fait partie des haltes du city tour. Lorsque vous êtes de passage à Amsterdam, vous ne pouvez pas faire sans vous rendre chez de Bijenkorf. Même chose pour KaDeWe à Berlin ou Oberpollinger à Munich. L’avenir des grands magasins implantés dans de grandes villes européennes comme Paris, Berlin, Barcelone, Milan, Amsterdam, Bruxelles, Hambourg… s’annonce très prometteur. Si l’on en croit les prévisions pour les 100 plus grandes artères commerçantes d’Europe, les prix de l’immobilier devraient rester positifs durant les dix prochaines années. Cela ne peut que faire évoluer la valeur des grands magasins à la hausse. Ailleurs, des fermetures de magasins ne sont toutefois pas exclues. Dans les villes de petite et moyenne taille, tout dépendra de la stratégie de city marketing déployée et de l’attrait de la ville. Dans certaines villes, la collaboration entre le commerce de détail intra-urbain et les autorités communales fonctionne très bien, alors qu’elle est quasi inexistante dans d’autres. Autant dire que l’avenir ne s’y présente pas sous les meilleurs auspices… »
Erik Van Heuven et Stefan Van Rompaey
– photo: RetailDetail –
Il existe trois facteurs de succès essentiels : les gens, les gens et encore les gens!
Le plus grand magasin du monde se cache dans un petit appareil dénommé smartphone