« L’avenir de nos grands magasins sera “phygital” » (Philippe Houzé, Galeries Lafayette)

« Dans un univers de la distribution en changement constant, nous, considérés comme des dinosaures par les experts, après nous être toujours adaptés comme des caméléons, nous devons maintenant devenir agiles comme des dauphins, » explique Philippe Houzé, aujourd’hui président du Directoire du Groupe Galeries Lafayette. Pour lui, une combinaison intelligente mise en place entre le monde physique et le monde numérique aurait de beaux jours devant elle.

La référence incontournable

Un nom qui convient parfaitement au secteur des grands magasins. Au cours de ses 125 ans d’existence, les Galeries Lafayette ont survécu à la quasi-totalité de leurs collègues français, qu’ils ont d’ailleurs souvent repris. Aujourd’hui, elles déploient à nouveau leurs ailes vers des horizons plus lointains. Même si la « maison mère » avec l’impressionnante coupole en verre, située boulevard Haussmann à Paris, reste la référence incontournable.

Nous avons pu nous entretenir avec Philippe Houzé, qui a dirigé le groupe familial de grands magasins pendant deux décennies avant de passer peu à peu la main à son fils Nicolas. Il se souvient encore très bien de ses premières visites dans les grands magasins, accompagné de sa maman lorsqu’il était enfant : « Elle préférait se rendre au Printemps car nous avions une ligne de métro directe de chez nous jusqu’à l’arrêt Havre-Caumartin, situé près du magasin. Ma première expérience dans le retail remonte à l’été 1969, lorsque, jeune stagiaire sur le trottoir du boulevard Hausmann lors des “3 J”, les “trois jours de folie”, j’avais vendu plus de mille chausse-pieds gratte-dos à cinq francs aux passants qui venaient au magasin par milliers pendant ces journées de folie. Le métier m’a tout de suite passionné. Être commerçant est finalement assez simple : si vous aimez les gens et si vous aimez les produits, vous pouvez faire des merveilles dans ce métier. »

Ses préférés : Selfridges et Nordstrom

Bref, Philippe Houzé a attrapé le virus du retail et reste à ce jour passionné par le monde vibrionnant de la distribution internationale. « Mon magasin préféré est sans aucun doute Selfridges à Londres, un magasin réellement vivant dans cette capitale internationale. C’est vraiment “the place to be”, tant pour les Britanniques que pour les touristes étrangers. Ce grand magasin a réussi à se réinventer, en partie grâce au formidable travail de Vittorio Radice, que je connais bien et que j’estime beaucoup. »

« La chaîne américaine Nordstrom est celle que j’admire le plus. C’est l’une des meilleures chaînes de department store au monde. L’entreprise a toujours misé fortement sur le service, ce qui est, je crois, l’un des éléments clés pour l’avenir du grand magasin. Ils considèrent depuis l’origine le service comme leur première raison d’être. Vous devez savoir que son fondateur, le Suédois John Nordstrom, est venu en Amérique en tant que chercheur d’or, mais s’est vite rendu compte qu’il pouvait gagner plus en vendant des pelles et des pioches aux autres mineurs. Il a ensuite pris une participation dans un magasin de chaussures, un secteur très délicat. En effet, les chaussures sont un produit complexe et chaque pied est différent. Il faut trouver la bonne taille, une forme confortable, le bon modèle, la bonne couleur… C’est un défi pour le vendeur, qui se met à genoux devant le client, qui fait des va-et-vient constants entre le stock et le client pour trouver le bon produit. C’est l’un des secteurs les plus exigeants du commerce. Et ce n’est que plus tard, dans les années cinquante du siècle dernier, qu’ils ont élargi leur gamme de produits et en ont fait un grand magasin complet. Aujourd’hui encore, le département chaussures de Nordstrom occupe toujours le rez-de-chaussée de leurs magasins et reste un département très important pour le détaillant. »

L’expansion renforce la marque

Les Galeries Lafayette ont entamé une expansion internationale remarquable au cours de la dernière décennie. Le groupe a ouvert des magasins à Dubaï, Pékin, Istanbul, Jakarta, Doha, Shanghai… et a l’ambition d’en ouvrir dix supplémentaires en Chine. Pourquoi ce besoin d’expansion relativement récent ?

« Ce n’est pas entièrement nouveau. Dans les années 80 et 90, d’abord sous Georges Meyer, nous avons ouvert des magasins à New York, Singapour, Bangkok, Moscou… Il s’agissait principalement de magasins franchisés qui n’étaient pas tous aussi bien gérés. Nous les avons fermés les uns après les autres et ce n’est qu’après 2000, lorsque nous étions vraiment prêts, que nous nous sommes à nouveau tournés vers l’étranger. Aujourd’hui, l’accent est principalement mis sur la Chine, en association avec un partenaire local, et sur le Moyen-Orient. Nicolas et son équipe ont industrialisé le processus. Nous y ouvrons généralement des magasins plus petits, faisant autour de 10 000 mètres carrés, et nous surveillons de près les investissements. En fait, cela revient à dire que nous nous implantons là où on nous le demande et là où on nous finance en grande partie notre installation.

Pourquoi les Galeries Lafayette pensent-elles que l’internationalisation est importante ? Parce qu’elle renforce le rayonnement de la marque, déclare Mr Houzé. « Dès nos débuts, nous nous sommes intéressés à une clientèle internationale et nous effectuions déjà la vente par correspondance. Nous le faisons pour hisser le drapeau français dans tous ces différents pays, nous y exportons le concept de “l’art de vivre à la française ». Et quand les étrangers viennent à Paris, parce que le tourisme se développe fortement, ils visitent le magasin d’origine des Galeries Lafayette, le grand magasin qui incarne ce « savoir-vivre à la française ». Et ils ne seront pas déçus, car l’émerveillement qu’ils ressentent dans ce magasin, avec sa magnifique coupole, le « wow effect » est unique. Je suis un homme de marketing, je crois au développement des marques. Une enseigne vend des produits, une marque vend ses valeurs. C’est important : c’est dans ces valeurs qu’un client se reconnait, ou pas. »

Exercices de style

Plus proche de chez nous, les Galeries Lafayette travaillent également à leur expansion : de nouveaux grands magasins ont récemment ouvert leurs portes dans les centres commerciaux Beaugrenelle à Paris et Royal Hamilius au Luxembourg. Sans oublier l’ouverture de son magasin phare innovant sur les Champs-Élysées. Ce sont tous des magasins particuliers, très différents en termes de concept et d’offre pour mieux prendre en compte l’environnement local.

« Beaugrenelle est vraiment un cas à part. Le centre commercial lui-même est déjà conçu comme un grand magasin, avec un atrium, cinq étages et des espaces loués à des marques. Le promoteur nous a proposé les anciens locaux de Marks & Spencer. Mais comment créer un grand magasin de petite taille, environ 6 500 mètres carrés, à côté d’un grand magasin de grande taille ? Nous avons opté pour un assortiment “sur mesure”, avec des marques qui complètent l’offre du centre commercial. Je pense que c’est un exercice de style réussi. Notre nouveau magasin phare sur les Champs-Élysées est, en revanche, complètement différent. C’est également un magasin assez petit, de 6.5000 mètres carrés, répartis sur trois niveaux. Mais nous nous adressons ici aux “millennials” fous de mode. Nous voulions vraiment rajeunir notre public. Nous avons réellement fait tout notre possible, en introduisant des noms moins connus, des marques émergentes qui ont développé leur public grâce à des influenceurs présents sur des réseaux sociaux tels qu’Instagram. Tout le monde s’accorde à dire que c’est un magasin magnifique. »

Briques et clics

Le monde change, le public change, le commerce de détail doit le faire aussi. Philippe Houzé en est plus que jamais convaincu. « Quand je suis devenu directeur général chez Monoprix en 1982, mon message était déjà : “Le changement doit devenir notre seule constante”. Depuis, je n’ai jamais cessé de changer les choses dans tous les domaines. Il y a vingt-cinq ans, j’ai proposé au public la vente des premiers produits bios, eco-friendly et issus du commerce équitable avec Max Havelaar… J’ai toujours été le premier, comme par exemple pour équiper les caisses de scanners. J’ai aussi essayé d’intégrer dès 1995 le commerce électronique, mais c’était un exercice difficile. La culture de nos entreprises est basée sur « la brique » lorsque le commerce électronique n’est qu’une question de “clics” : vitesse, agilité, technologie… Nos équipes ont eu du mal à comprendre l’importance du commerce électronique et à ne pas y voir un concurrent. Ce n’est que maintenant que cela change. Mon fils Nicolas a repris le flambeau et a lancé un nouveau programme avec des équipes externes pour que nous devenions un véritable acteur de l’e-commerce dans les années à venir. »

« Je suis convaincu que l’avenir de nos magasins sera “phygital” : nous devons miser sur une combinaison intelligente entre le physique et le numérique. En France, la vente en ligne possède déjà 15 % de part de marché dans le secteur de la mode. Dans dix ans, cette part s’élèvera sans doute à 25 %, mais je pense qu’elle atteindra alors un plafond. Pour le textile vous voulez regarder, toucher, sentir, essayer…. D’un autre côté, mon rêve est de pouvoir mettre à disposition du monde entier la gamme complète des produits des Galeries Lafayette Haussmann, plus d’un million et demi de références, sur une boutique en ligne, présentée d’une manière qui valorise ses produits, grâce à une technologie innovante, comme les lunettes 3D avec réalité augmentée pour donner vie à notre offre. On y travaille. »

Réinventer la vente

L’alimentation est une branche qui tient à cœur à Philippe Houzé. Chez Monoprix, il considérait Marks & Spencer comme un exemple inspirant, un précurseur dans le domaine de l’alimentation à emporter, le « food to go », entre autres. Mais aux Galeries Lafayette, la restauration n’a pas encore la place qu’elle mérite, dit-il. « Nous n’avons pas encore assez à offrir à nos clients, qui restent longtemps dans nos magasins. En 1991, j’ai lancé Lafayette Gourmet. Je me suis inspiré du KaDeWe à Berlin, mais j’ai dû transposer le concept à Paris avec une surface beaucoup plus petite, environ 3 000 mètres carrés. Pourtant, Lafayette Gourmet à Paris a connu un succès immédiat. Maintenant je pense que nous avons besoin d’un plus grand nombre et d’une plus grande variété de restaurants. En 2019, nous en avons ouvert deux nouveaux au Champs-Elysées : Citron et Oursin, les deux ont remportent un grand succès ainsi que notre restaurant veggie «Créatures » sur la terrasse du boulevard Haussmann.

« Je crois en l’avenir du grand magasin », souligne-t-il, « mais à certaines conditions. Nous devons réinventer la relation avec le client. Nous ne vendons pas seulement “des biens”, mais aussi “du lien”. Plus nous recourrons au “high tech”, plus nous avons besoin de “high touch” en contrepartie. C’est pourquoi dans le magasin du Boulevard Haussmann, par exemple, nous allons restaurer l’ancien escalier d’honneur au centre du magasin, pour lui redonner son éclat d’antan. Pourquoi ? Nous voulons nous assurer que nos magasins suscitent réellement l’émerveillement, qu’ils transmettent de véritables émotions. L’architecture y contribue : notre grand magasin de Berlin est presque un musée d’art moderne et la nouvelle boutique sur les Champs-Élysées possède une allure incroyable… L’événementiel contribue aussi à cette expérience très nécessaire. Nos vitrines de Noël sont encore capables de susciter beaucoup d’émotions, et remportent toujours un franc succès chez les enfants, petits-enfants, parents et grands-parents. »

Et tout cela reste une affaire de relation humaine. « Nous équipons nos employés des outils technologiques nécessaires à la vente de produits qui ne sont pas physiquement présents dans les magasins. Au début des grands magasins, nous disposions de véritables vendeurs, mais au fil du temps ils se sont mués en personnes dirigeants uniquement les clients vers les caisses… Aujourd’hui, nous devons réinventer la vente, nos vendeurs doivent devenir de véritables “personal shoppers”, qui trouveront le bon produit pour chaque client dans le large assortiment de produits. Il nous en faudra peut-être moins, mais ils devront être mieux formés et posséder de grandes qualités personnelles et relationnelles. »

Évolution darwinienne

Philippe Houzé croit néanmoins en l’avenir et exprime sa grande passion pour le grand magasin : « C’est mon passé, mon présent, et c’est l’avenir de la famille. Mes deux fils, mon gendre et mon neveu ont pris la relève, ils font partie de la cinquième génération et sont passionnés par notre métier. Vous savez, j’ai toujours compris que notre profession pouvait être mortelle. Il faut se battre pour survivre. Nous avons traversé de nombreuses tempêtes et, au fil des ans, repris la quasi-totalité des autres grands magasins en France, à l’exception du Printemps et du Bon Marché. Et d’autres tempêtes sont encore certainement à venir. C’est l’un des secteurs les plus complexes du commerce de détail. Chez Monoprix, tout tournait autour du textile et de l’alimentation, mais aux Galeries Lafayette, vous avez l’alimentation, la mode, la technologie, la parfumerie, la décoration d’intérieure et bien plus encore… Tant d’univers différents. Nous sommes ainsi en concurrence avec toutes les formes de commerces : l’hypermarché, le centre commercial, les chaînes spécialisées, la fast fashion, Internet… »

« C’est une évolution darwinienne », déclare Philippe Houzé, le «struggle for life » s’impose (la lutte pour la vie) : chez Monoprix, aux Galeries Lafayette et récemment encore chez Carrefour, on m’a toujours souhaité bonne chance avec ce qu’ils appelaient les « dinosaures de la distribution »… Mais comment se fait-il que nous soyons encore là, et même en assez bonne forme ? Nous sommes devenus des caméléons, en s’adaptant constamment et nous avons adopté les meilleures pratiques de tous les secteurs du commerce qui représentaient une menace. Maintenant, nous subissons le tsunami d’Internet et nous devons devenir des dauphins, rapides et agiles. Darwin nous a appris que ce ne sont pas nécessairement les plus intelligentes ou les plus fortes des espèces qui survivent, mais bien celles qui s’adaptent le plus rapidement au changement. Le commerce de détail est un monde en mouvement constant, mais on s’y fait vite : une petite dose d’adrénaline quotidienne, c’est très bon pour la santé… »

Une histoire de famille

« Il y a plus de cinquante ans, j’ai rejoint le Groupe Galeries Lafayette le 5 novembre 1969 en tant que stagiaire sous-directeur chez Monoprix, qui était alors une filiale du groupe. Son fondateur, Max Heilbronn, était l’un des deux gendres de Théophile Bader, cofondateur des Galeries Lafayette. Deux ans plus tard, lorsque je suis devenu directeur, j’ai épousé l’une des filles d’Etienne Moulin, qui était le patron à l’époque. Il m’a fait entrer aux Galeries Lafayette. Ainsi, en 1971, en tant que gendre, j’ai rejoint la famille des actionnaires et des directeurs du grand magasin. Ma belle-mère, Ginette Moulin, et moi avons privatisé le groupe en 2005. La famille Moulin est désormais propriétaire du groupe à 100 %. Depuis quelques années, j’ai cédé la direction des opérations à mon fils Nicolas, qui représente la cinquième génération et qui a la ferme intention à son tour de pérenniser le groupe. »

Erik Van Heuven et Stefan Van Rompaey

– photo: RetailDetail – 

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À propos du projet

Avec la série d’interviews ‘The Future of Department Stores’, l’expert Erik Van Heuven et le journaliste Stefan Van Rompaey (RetailDetail) explorent le monde des grands magasins. Des discussions avec des investisseurs et des gestionnaires internationaux identifieront les défis et les opportunités pour ce secteur de détail. À l’ère numérique, les grands magasins ne sont en aucun cas un vestige du passé, mais l’exemple par excellence de la dimension ludique du retail. Les interviews apparaîtront sur les sites RetailDetail dans les mois à venir, dans RetailDetail Magazine, et aboutiront à un livre sur l’histoire et l’avenir des grands magasins en Europe.

En tant qu’ancien dirigeant de Galeria Inno et de Karstadt, entre autres, Erik Van Heuven connaît parfaitement le secteur. En tant que rédacteur en chef de RetailDetail, Stefan Van Rompaey suit les développements dans le secteur du commerce de détail depuis des décennies.